Grands Défis Canada


Par Katherine Nichol (conseillère technique principale, Kore Global) et Rebecca Calder (directrice et cofondatrice, Kore Global)

En 2021, Grands Défis Canada a conclu un partenariat avec Kore Global en vue de mieux équiper les innovateurs à impact social avec le savoir-faire requis pour mesurer l’impact de la violence faite aux femmes et aux filles (VFFF). Par le biais d’un processus de réflexion et d’examen de la littérature existante, nous avons élaboré une vaste théorie du changement pour identifier des pistes de changement en lien avec la prévention et la réponse à la VFFF, et nous avons formulé des lignes directrices détaillées sur la façon de mesurer ces pistes de changement d’une manière sûre, éthique et efficace. Le processus — qui a comporté un examen exhaustif des théories du changement existantes sur la VFFF et une réflexion approfondie sur les répercussions éthiques de la mesure dans ce domaine — a fait surgir trois observations clés.

Première observation : vous ne pouvez mesurer ce que vous ne pouvez conceptualiser

Rebecca Calder (directrice et cofondatrice, Kore Global)

L’élaboration d’une théorie claire du changement constituait une première étape essentielle pour définir une méthode de mesure. La théorie du changement a fourni la base à partir de laquelle nous avons précisé les principaux résultats à mesurer ainsi que les instruments de mesure appropriés.

En examinant une série de théories du changement existantes provenant d’agences de l’ONU, d’ONG internationales et d’organisations locales de défense des droits des femmes, il nous est apparu clairement que quatre pistes critiques et entrecroisées étaient fondamentales pour une programmation efficace en matière de prévention et de réponse à la VFFF :

  • Les femmes et les filles : À moyen terme, nous attendons des résultats qui permettront aux femmes et aux filles d’exprimer leur valeur égale, leur autonomie et leur action dans tous les domaines de la vie, y compris dans leurs rapports intimes, au sein de leur famille et sur leur lieu de travail.
  • Les hommes et les garçons : À moyen terme, il faut s’attendre à des changements témoignant du fait que les hommes et les garçons manifestent une plus grande conscience émotionnelle et une plus grande résilience, et s’expriment de manière non violente.
  • La famille et la collectivité : Les résultats de plusieurs changements à court terme devraient permettre aux membres de la collectivité de devenir des alliés actifs de la promotion de l’égalité des sexes et de l’élimination de la VFFF, d’intervenir lorsqu’ils sont témoins de violence et de démontrer ouvertement leur non tolérance envers la violence.
  • Les services et les institutions : À moyen terme, des changements sont attendus au niveau des mécanismes de signalement axés sur les survivantes, et des services de soutien bien dotés en ressources, accessibles et dispensés de manière cohérente pour répondre aux besoins des survivantes. Parallèlement, les systèmes judiciaires devraient fonctionner de manière appropriée et efficace.

Deuxième observation : Les méthodes de mesure habituelles peuvent se révéler risquées et problématiques, mais il existe des alternatives

Après avoir acquis une bonne compréhension de ces pistes et des résultats attendus à court et à moyen terme, nous nous sommes concertés sur l’identification des façons de mesurer l’impact.

Les intervenants qui abordent pour la première fois la question de la VFFF peuvent être prompts à rechercher des données sur la prévalence de la violence pour évaluer l’impact de leurs programmes, c’est-à-dire qu’ils s’attendent à voir une diminution des rapports de violence après la mise en œuvre d’un programme. Bien que les données sur la prévalence puissent offrir des informations importantes et qu’il y ait certainement une place de choix pour cette approche, son utilisation peut soulever deux risques importants :

  • Risque 1 : La collecte de données sur la prévalence de la VFFF — et, en fait, toute collecte de données auprès de survivantes — requiert des compétences expertes. Une formation spécialisée et des protocoles spécifiques sont nécessaires. En l’absence de ceux-ci, l’utilisation de n’importe quel outil de mesure risque de traumatiser à nouveau les participantes et causer des dommages supplémentaires.
  • Risque 2 : L’utilisation des données sur la prévalence peut être problématique. Les ensembles de données générés par les mesures de l’expérience et de la perpétration de la violence souffrent d’un sérieux problème de sous-déclaration. Cela peut rendre très difficile l’interprétation des données, en particulier si les mesures sont utilisées pour faire un suivi temporel. Ainsi, les données qui montrent une augmentation du nombre de femmes subissant des comportements violents peuvent refléter une augmentation réelle de la violence. Cependant, ces mêmes données peuvent en fait indiquer que les femmes se sentent plus à l’aise de reconnaître et de parler de la violence qu’elles ont subie. Néanmoins, des données secondaires provenant d’études à long terme (telles que du Demographic and Health Surveys (DHS) Program) peuvent être utiles pour l’analyse des tendances à long terme.

En gardant ces risques à l’esprit, nous avons évalué les alternatives aux données de prévalence. Nous nous sommes tournés vers les résultats intermédiaires décrits dans notre théorie du changement et avons identifié des instruments de mesure qui évaluent 1) l’emprise des femmes (p. ex., le module d’enquête validé sur l’emprise des femmes en cinq questions de l’Université Northwestern, QualAnalytics et de l’Université Harvard); 2) les attitudes et les comportements des hommes (p. ex., l’échelle GEM (Gender Equitable Men (GEM) Scale); 3) les attitudes et les normes de la collectivité (p. ex., l’échelle IRMA (Illinois Rape Myth Acceptance Scale) et 4) l’utilisation et la qualité des services (p. ex., en s’inspirant des questions de l’étude multi-pays de l’OMS sur la santé des femmes et la violence familiale).

Troisième observation : Les méthodes de mesure non éthiques peuvent saper les efforts visant à assurer la sécurité des femmes et des filles et compromettre la qualité des données

Katherine Nichol (conseillère technique principale, Kore Global)

Comme nous l’avons déjà établi, la collecte de données en lien avec la violence faite aux femmes est de nature sensible et peut mettre la vie en danger. Discuter de sujets liés à l’égalité des sexes peut faire surgir des normes de genre profondément ancrées et menacer des structures de pouvoir existantes, et peut donc susciter des réactions négatives.

Étant donné la complexité et la sensibilité de ce domaine de travail, nous avons estimé qu’il était essentiel de donner aux praticiens des conseils sur ce qu’il faut faire — et même ne pas faire — pour s’assurer que les méthodes de mesure soutiennent les pistes de guérison des survivantes et engendrent des preuves solides de changement. Nous avons élaboré une liste de contrôle à l’intention des praticiens qui met en évidence trois principes clés :

  1. S’assurer que les équipes de suivi et d’évaluation disposent de compétences et d’une expertise hautement spécialisées afin d’éviter de traumatiser à nouveau les survivantes, ce qui inclut une formation en premiers soins psychosociaux et la capacité d’orienter des personnes vers des services médicaux, psychosociaux, juridiques et de sécurité appropriés.
  2. Élaborer des stratégies détaillées d’atténuation des risques pour tenir compte des réactions négatives potentielles et garantir la sécurité des chercheurs et des participantes. Par exemple, identifier un espace sûr où la collecte de données peut se faire sans éveiller les soupçons de la collectivité (p. ex., envisager d’utiliser des espaces sécuritaires pour les femmes ou un centre de santé où des groupes de femmes ont l’habitude de se réunir).
  3. Tel que mentionné précédemment, il importe de se demander si la collecte de données sur la prévalence est nécessaire et d’envisager d’autres domaines de changement à mesurer, comme l’action des femmes, et de déterminer si des sources de données secondaires peuvent être utilisées.

Travailler à la mesure des programmes axés sur la VFFF est une tâche complexe mais hautement nécessaire. Nous espérons que ces trois observations contribueront à éclairer les praticiens sur la façon de naviguer dans ce domaine difficile et, en définitive, à leur permettre de mieux répondre aux besoins des femmes et des filles.